-Alors, que décides-tu, Grand-pa ?
- Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas, bougonna-t-il.
Comme chaque année, l’Été, le bel été, s’était esquivé face à l’automne ce dernier jour du mois d’août, peu avant minuit, pour se réfugier dans l’hémisphère voisin.
- Alors, Grand-pa ?
Il se contenta de grogner des réponses inaudibles.
L’Été, le bel été, fut partial dans sa répartition de chaleur et de pluie, pingre certains jours dans la densité de ses rayons, laissant les brumes vaquer à leur occupation favorite, monter de la vallée le matin, obstruer le village d’un voile épais la journée et redescendre le soir, une descente lente, vaporeuse, au plus près de la paroi rocheuse, une interminable caresse, quelques soubresauts et une évaporation dans un ciel devenu limpide et bleu. Parfois une pluie, invitée surprise, arrivant trop tard ou trop tôt, percutant les rayons d’un soleil couchant devenait miroir et l’on pouvait applaudir un arc-en-ciel, un pont coloré qui relie les deux côtés de la vallée. Aristote distinguait trois couleurs à cet arc devenu voie carrossable éphémère empruntée par les gens de l’ubac pour rendre visite à ceux de l’adret, nous, nous en voyons six.
- Grand-pa, tu décides quoi ? La question devenait impatiente.
Mutisme obstiné du grand-père.
Cet Été, ce bel été, promptement disparu, avait été riche en découvertes, en trouvailles de toutes sortes, de livres lus, Knock ou le triomphe de la médecine de Jules Romains, l’été de Camus, Des arbres à abattre de Thomas Bernhard, Vue de la lune / Réflexions sur les vols spatiaux de Günter Anders, Hymne à la nuit de Novalis ou relus, Là-bas, août est un mois d’automne de Bruno Pellegrino, Paroles de Jacques Prévert, de films en profusion, des courts-métrages, La pince à ongle (1969) de Jean-Pierre Carrière, Une histoire d’eau (1958) de Godart, Rupture (1961) de Pierre Étaix, La chambre (1972) de Chantal Ackerman, À Valparaiso (1965) de Joris Ivens, des longs métrages, Intervista (1987) de Fellini, Mon crime (2023) de François Ozon, La marginale (2023) de Frank Cimière sans oublier la quintessence du cinéma, le somptueux La femme de nulle part (1922) de Louis Delluc.
- Grand-pa…
Le silence régnait, une pause plutôt qu’une demi-pause ou un soupir sur le plan musical, juste l’écoute en boucle du concerto pour violon et orchestre de Philip Glass. Cette musique répétitive, entêtante, évoque les bateaux de ligne qui filent sur les eaux cristallines du lac de Thoune, des bateaux débordant de touristes chinois, indiens ou coréens. Philip Glass est joué tous les étés sur un petit violon, une note retrouvée l’atteste :
« 10 août 2018
Le concerto pour violon de Philip Glass illustre bien cette journée d'été en demi-teinte. Le ciel est parsemé de nuages qui semblent sortir d'une toile de René Magritte. La Ville fédérale est en ébullition. Lundi, c'est la reprise de l'école pour les enfants. L'été s'effiloche. Les chats du quartier ne vont jamais à l'école. Ils sont illettrés, incapables de lire le moindre roman de Marguerite Duras !
Un été sans fin… » (la note originale ICI)
Cette année, la canopée empêche le ciel de se refléter dans l’étang, seuls quelques rayons de lumière percutent l’eau saumâtre, habitat de carpes paressant dans la vase, lumière, scintillement, pas l’ombre de surréalisme belge dans cette scène peinte toute en nuance par Gustave Caillebotte.
- Grand-pa, Grand-pa, tu décides, tu décides, Grand-pa, que décides-tu ? Cette question lancinante se muait en rap improvisé.
L’Été, le bel été, dans sa caféïnographie évoque des doppi coulés sur de la glace les jours de grande chaleur ou des doppi chauds les jours de cafard. Une vie oisive passée au Versa bar à regarder une guêpe écrasée sur la vitre avec la coque d’un téléphone par un client furieux d’avoir été piqué par l’insecte, une guêpe qui glisse sur la paroi verticale de verre, une descente vers l’automne. Une mouche se chargera de faire disparaitre ce cadavre, témoin des fastes du bel été.
Grand-pa, tu décides quoi, lassitude dans la voix. L’âge n’était plus à hurler, à trépigner et à se rouler par terre pour obtenir un bonbon ou un sucre d’orge.
Le grand-pa, têtu, tenait bon à jouer avec la patience de la questionneuse.
L’Été, le bel été, parcourait à grandes enjambées son domaine, les foins rentrés, les blés coupés, des orages dévastateurs, des prairies maigres, des abeilles folâtrant dans des fleurs de bourrache, ces fleurs comestibles à la subtile saveur d’huître, ce travail accompli on pouvait croquer une pomme des moissons, ces pommes aigrelettes qui ne se conservent pas au-delà du bel été.
Grand-pa, le ton sévère annonçait le dénouement. La forêt retint son souffle.
- C’est d’accord !
Elle exulta, lâcha sa canne à pêche qui troubla la surface de l’étang. Une carpe prête à mordre à l’hameçon s’enfonça dans la vase brouillant les pistes. Grand-pa, chapeau de paille vissé sur le crâne, assis sur une chaise au placet en osier, tenant fermement sa vieille canne à pêche, immobile, attentif à la vie subaquatique, ajouta pince-sans-rire,
- Tu peux poster sur X que je participerai au cent nonantième devoir de Lakevio du Goût.