Le temps des fleurs - La lune gibbeuse
Le livreur de livres
Au cœur de la nuit, la ville est sillonnée par d’étranges attelages ; des vélocipèdes chevauchés par des pédaleurs harassés de fatigue s’insinuent jusqu’au tréfonds des ruelles les plus sordides. Pour résister aux températures polaires, les cyclistes sont chaudement vêtus, seuls les yeux dépassent, yeux jeunes ou vieux, bleus ou vairons, masculins ou féminins. Ces arpenteurs du tarmacadam ressemblent à des tortues avec leurs énormes sacs accrochés à leur dos, sacs colorés avec le dessin d’entreprises diverses et variées. Des entreprises qui ont pignon sur la toile virtuelle. Elles proposent des articles allant du plat cuisiné asiatique ou mexicain à la babiole de foire en passant par le sex-toy emballé dans un pli discret et sécurisé. Les commandes se règlent en cryptomonnaie, unité monétaire en usage sur Internet, et parviennent aux destinataires en moins d’une journée. Le contrat qui lie le vendeur et l’acheteur, contrat que peu d’acquéreurs lisent avant d’en accepter les clauses, informe, à l’article 244bis, que le mode de transmission des commandes est exempt de pollution exceptées quelques gouttes de sueur qui parfois perlent sur l’emballage des envois et stipule que les livreurs ne commenteront en aucun cas les modalités de leur propre contrat les liant à leur employeur.
Je fais partie de cette masse de gens qui accepte les conditions générales les plus rocambolesques sans sourciller, qui n’hésite pas à commander à deux heures du matin, sans que ma morale ne frisonne, les textes d’une Pléiade d’auteurs, qui me seront livrés dans l’heure.
La pendule indique deux heures et demie, le thermomètre extérieur marque -7 degrés celui de ma chambre 18 degrés. Impatient, je fais les cent pas dans un minuscule espace. La chambre est encombrée de livres. Dans une demi-heure, la sonnette retentira et je pourrai ouvrir le carton contenant ma commande de livres. Des livres !
Je suis en transe, des frissons parcourent mon corps, mon cerveau est en ébullition, des livres vont arriver. Mon esprit torturé par des scénarios dignes de films catastrophes de série B, m’empêche d’attendre avec sérénité l’instant où je toucherai les ouvrages. Le village où je loge est plongé dans la nuit à partir de minuit. Trouvera-t-on ma demeure ?
Dans la nuit glaciale, le livreur s’arc-boute sur sa machine, avec lenteur il grignote la route séparant le point de livraison du point de vente ; 300 m de dénivellation, quatre lacets, six kilomètres sont le défi qui attend le cycliste-livreur. « Et pour quelques dollars de plus » Il a choisi de travailler la nuit.
L’asphalte se couvre de cristaux de glace invisibles à l’œil nu. La roue avant du vélocipède mord la glace, ruinant les efforts du livreur. L’attelage verse sur la patinoire. Un nuage se retire, une lune gibbeuse contemple le désastre. En s’écrasant sur la route le sac du livreur s’est rompu, les romans imprimés sur papier bible gisent sur le sol. Des traces de pneu ornent les pages imprimées ; pour éviter un amas de chair et de ferraille, un automobiliste noctambule rentrant d’une fête s’est déporté sur la gauche, imprimant sa police d’écriture sur les pages éparpillées, Ford Galaxie.
Quelque part une chouette hulule.
Le petit village dans les montagnes aux alentours de 17h20
La lune gibbeuse