Les mois d'hiver - « Le dehors et le dedans »
Ce n’est pas une fantasmagorie due à l’excès de doppios bus au Versa bar, la girafe qui fait le pied de grue sur les marches du théâtre de la Ville fédérale est habillée par un grand couturier de Paris.
Une chapka en peau de castor et une écharpe en vigogne réchauffent son cou interminable quand le mercure s'enfuit de son tube de verre.
Hommage à la géographie ancienne
Cartulaire de mon cœur
paroles du monde ancien
vieux mots usés et sages
qui pour un temps m'aviez fait compagnie
et si souvent porté secours
d'où me revenez-vous ce soir ?
bourdonnants, suspendus à mon cou
flammèches ou abeilles
sur l'étole du prélat défroqué
Mots du secret, du souci et de l'ombre
murmures, portée de rats, fourrure du souvenir
frileusement nichés sur mes genoux
que d'anxiété dans ces brillantes prunelles
qu'attendez-vous encore de moi?
voilà si longtemps que nous nous sommes quittés
Il fait noir dans la cuisine
un peu d'alcool brille au fond du verre
tu te tais alors qu'il faudrait que tu hurles
Judas des mots
et tu n'as pas fini de payer ton silence
Genève, hiver 1977
« Le dehors et le dedans »
Nicolas Bouvier
Les mois d'hiver - Charles
Une charogne
Charles Baudelaire
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s’élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Les mois d'hiver - Bibliothèque
Soror dolorosa
Reste. N'allume pas la lampe, Que nos yeux
S’emplissent pour longtemps de ténèbres, et laisse
Tes bruns cheveux verser la pesante mollesse
De leurs ondes sur nos baisers silencieux.
Nous sommes las autant l’un que l’autre. Les cieux
Pleins de soleil nous ont trompés. Le jour nous blesse.
Voluptueusement berçons notre faiblesse
Dans l’océan du soir morne et délicieux.
Lente extase, houleux sommeil exempt de songe,
Le flux funèbre roule et déroule et prolonge
Tes cheveux où mon front se pâme enseveli…
Ô calme soir, qui hais la vie et lui résistes,
Quel long fleuve de paix léthargique et d’oubli
Coule dans les cheveux profonds des brunes tristes.
Catulle Mendès
Extrait de « Soirs moroses »
Ce poème figure dans l'anthologie des poètes français contemporains, tome premier, Paris Delagrave éditeur, 1918
Il automne - Fin de saison
Spiez
La piscine ferme ses portes en fin d'après-midi, la saison s'achève.
Quoi de neuf ?
Sonate d'automne, nuit fraîche, une couverture grise dans le ciel empêche les étoiles de voir la lune pleine.
Rentrer, le soir
Une allée de jardin botanique, avec beaucoup de ciel
rouge au-dessus des arbres humides. Et un père, une mère
des aciéries qui y ont mené leur petit enfant.
Puis, du côté du soir, les toits sont une main qui tend à
une autre main une pierre.
Et c’est soudain un quartier de boutiques basses et
sombres, et la nuit qui nous a suivis pas à pas a un souffle
court, qui cesse parfois ; et la mère est immense près du
garçon qui grandit.
Yves Bonnefoy (Rue Traversière)
Il automne - Séquence 1, plan 1, moteur...
BRÛLÉE
Brûlée par un dernier amour, je reste debout
dans l’automne.
Dans le vent d’automne habillée de noir.
bordée de noir, le noir des halliers.
Mais mon cœur est rouge comme la feuille du
perruquier, mes mains sont deux chrysanthèmes.
Et je ris de mon dernier amour, un amour
d’automne ! Je ris et je pleure.
Amour plus amer qu’un fils, plus dur qu’un
père, plus doux que la colombe.
Plus secret qu’une tombe.
S. Corinna Bille
Photographie : Premier jour d'automne dans le petit village dans les montagnes
L'été de tous les dangers - Lire à haute voix René Char
FASTES
L'été chantait sur son roc préféré quand tu m'es
apparue, l'été chantait à l'écart de nous qui étions
silence, sympathie, liberté triste, mer plus encore que la
mer dont la longue pelle bleue s'amusait à nos pieds.
L'été chantait et ton cœur nageait loin de lui. Je baisais
ton courage, entendais ton désarroi. Route par l'absolu
des vagues vers ces hauts pics d'écume où croisent des
vertus meurtrières pour les mains qui portent nos maisons.
Nous n'étions pas crédules. Nous étions entourés.
Les ans passèrent. Les orages moururent. Le monde
s'en alla. J'avais mal de sentir que ton cœur justement
ne m'apercevait plus. Je t'aimais. En mon absence de
visage et mon vide de bonheur. Je t'aimais, changeant
en tout, fidèle à toi.
LA FONTAINE NARRATIVE (1947)
René Char
L'été de tous les dangers - La déesse blanche (au second plan, à droite du manche de la cuillère, au-dessus du verre)
Berne, 15h34, Versa bar
Iced doppio
Écoute-moi, Sommeil : lasse de sa veillée,
La lune, au fond du ciel, ferme l'œil et s'endort
Et son dernier rayon, à travers la feuillée,
Comme un baiser d'adieu, glisse amoureusement,
Sur le front endormi de son bleuâtre amant,
Par la porte d'ivoire et la porte de corne.
Les songes vrais ou faux de l'Érèbe envolés,
Peuplent seuls l'univers silencieux et morne ;
Les cheveux de la nuit, d'étoiles d'or mêlés,
Au long de son dos brun pendent tout débouclés ;
Le vent même retient son haleine, et les mondes,
Fatigués de tourner sur leurs muets pivots,
S'arrêtent assoupis et suspendent leurs rondes.
Ô jeune homme charmant ! couronné de pavots,
Qui tenant sur la main une patère noire,
Pleine d'eau du Léthé, chaque nuit nous fais boire,
Mieux que le doux Bacchus, l'oubli de nos travaux ;
Enfant mystérieux, hermaphrodite étrange,
Où la vie, au trépas, s'unit et se mélange,
Et qui n'as de tous deux que ce qu'ils ont de beau ;
Sous les épais rideaux de ton alcôve sombre,
Du fond de ta caverne inconnue au soleil ;
Je t'implore à genoux, écoute-moi, sommeil !
Je t'aime, ô doux sommeil ! Et je veux à ta gloire,
Avec l'archet d'argent, sur la lyre d'ivoire,
Chanter des vers plus doux que le miel de l'Hybla ;
Pour t'apaiser je veux tuer le chien obscène,
Dont le rauque aboiement si souvent te troubla,
Et verser l'opium sur ton autel d'ébène.
Je te donne le pas sur Phébus-Apollon,
Et pourtant c'est un dieu jeune, sans barbe et blond,
Un dieu tout rayonnant, aussi beau qu'une fille ;
Je te préfère même à la blanche Vénus,
Lorsque, sortant des eaux, le pied sur sa coquille,
Elle fait au grand air baiser ses beaux seins nus,
Et laisse aux blonds anneaux de ses cheveux de soie
Se suspendre l'essaim des zéphirs ingénus ;
Même au jeune Iacchus, le doux père de joie,
A l'ivresse, à l'amour, à tout divin sommeil.
Tu seras bienvenu, soit que l'aurore blonde
Lève du doigt le pan de son rideau vermeil,
Soit, que les chevaux blancs qui traînent le soleil
Enfoncent leurs naseaux et leur poitrail dans l'onde,
Soit que la nuit dans l'air peigne ses noirs cheveux.
Sous les arceaux muets de la grotte profonde,
Où les songes légers mènent sans bruit leur ronde,
Reçois bénignement mon encens et mes vœux,
Sommeil, dieu triste et doux, consolateur du monde !
Théophile Gautier
L'été de tous les dangers - L'Éte, le bel été
Solstice d'été à 11h13
Été
Et l’enfant répondit, pâmée
Sous la fourmillante caresse
De sa pantelante maîtresse :
« Je me meurs, ô ma bien-aimée !
« Je me meurs : ta gorge enflammée
Et lourde me soûle et m’oppresse ;
Ta forte chair d’où sort l’ivresse
Est étrangement parfumée ;
« Elle a, ta chair, le charme sombre
Des maturités estivales, —
Elle en a l’ambre, elle en a l’ombre ;
« Ta voix tonne dans les rafales,
Et ta chevelure sanglante
Fuit brusquement dans la nuit lente. »
Paul Verlaine
À flancs de coteau du village bivouaquent des champs fournis de mimosas.
À flancs de coteau du village bivouaquent des champs fournis de mimosas. À l’époque de la cueillette, il arrive que, loin de leur endroit, on fasse la rencontre extrêmement odorante d’une fille dont les bras se sont occupés durant la journée aux fragiles branches. Pareille à une lampe dont l’auréole de clarté serait le parfum, elle s’en va, le dos au soleil couchant.
Il serait sacrilège de lui adresser la parole.
L’espadrille foulant l’herbe, cédez-lui le pas du chemin. Peut-être aurez-vous la chance de distinguer sur ses lèvres la chimère de l’humidité de la Nuit ?Et il y a ce superbe portrait ICI
Les mois d'hiver - les bars d'Adélaïde
OUTWARDS
A Francis Jammes
L'Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze noeuds sur l'Océan Indien...
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.
— Miss Roseway, qui se rend à Adélaïde
Vers le Sweet home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n'a cure de mon spleen,
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin...
— Je vais me préparer — sans entrain! — pour la fête
De ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances.
(Je dois accompagner miss Roseway qui quête
— Fort gentiment — pour les familles des marins
Naufragés.) Oh, qu'en une valse lente, ses reins
A mon bras droit, je l'entraîne sans violence
Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens...
Henri J.-M. Levet
[extrait de Cartes Postales]
Chopin : Valse brillante op. 34, n° 1 en la bémol majeur.
Arturo Benedetti Michelangeli, piano.
Enregistré à Turin, Auditorium Rai, 1962.