Une Buick Riviera, noire, modèle 1971, roulait silencieusement sur l'autoroute des Titans. Le compteur du coupé indiquait 110KM/H, la vitesse maximale autorisée sur ce tronçon de route mythique. Le pilote de la Buick connaissait bien ce tronçon de route rapide. Il était passé à cet endroit magique par temps de pluie, de vent, de neige, de soleil et, ce lundi soir de mi-novembre, éclairé par la lune. Une lune bien joufflue. Un communiqué, radiodiffusé tout à l'heure, annonçait une nuit de Super Lune. L'astre, conquis par les hommes en été 69, serait si proche ce lundi, qu'avec la main, on pourrait caresser les chats lunaires. La Buick dépassa une 2CV. Le pilote admirait ce paysage baigné d'une lumière douce. La radio de bord laissait entendre "La Sonate no 14 en do dièse mineur, opus 27 no 2" de Ludwig van Beethoven. La glace avant, côté chauffeur, était baissée, une étole rouge s'en échappait. La vitesse la faisait virevolter. Une chouette l'adopta comme perchoir. Quand le pilote utilisait l'avertisseur, l'oiseau de nuit hululait. Sur le siège du passager avant était posé un roman de la collection 10/18. Un livre qui semblait avoir été lu et relu. C'est une plume chantante, tarie depuis peu de jours, qui avait écrit ce roman au titre et au contenu inspiré par les acides et les poudres blanches au mitant des années 60. Son titre, "Les perdants magnifiques".
Le pilote, en route pour un rendez-vous galant, avait déposé une grande enveloppe enrubannée sur le siège arrière. Elle contenait la célèbre recette du lapin à la moutarde de B. A côté, une caisse de vin d'Asti et, dans un sachet doré, quelques madeleines .
Le pilote se souvenait avec précision de la scène. "la fille", installée dans le petit salon se maquilla puis mis des pendants d'oreilles. Ils étaient bleus et en forme de grappe de raisin. Il observait la fille depuis le vestibule, à la sauvette. Il aimait sa peau blanche.
-Entre, ne fait pas le timide.
Il s'approcha.
-Sur qu'à part ta mère, tu ne vois personne se maquiller.
Il rougit. Il aurait voulu être ailleurs. Soudain elle se leva, l'enlaça et ses lèvres s'approchèrent des siennes. Il resta pétrifié puis se laissa aller. Puis la fille le repoussa. Elle mit son index sur la bouche du gamin en signe de silence.
-Pas un mot à Paul. Tu sais comme ton frère est jaloux.
Elle pris son sac à main,saisi ses talons aiguilles et décampa sur la pointe des pieds.
Il resta immobile plusieurs minutes puis sorti en courant.
-Christian, j'ai embrassé une fille, Christian...
Il n'avait pas revu la fille. Son frère s'était tué dans un accident stupide quelques semaines plus tard. Une histoire de jeunes.
Il avait quinze ans, elle en avait vingt.
La toile virtuelle, mystérieuse, pleine de cachettes, permet, parfois, des faire des rencontres insolites. Ce fut le cas pour le pilote.
La Buick amorçait un long virage avant d'emprunter un imposant viaduc qui se terminait par un tunnel.
-J'avais 15ans, elle en avait 20. J'ai 65 ans, elle en a 70! C'est une vieille et moi un vioque.
Il éclata de rire. Un rire qui secoua la vallée.
Les dernières notes de la sonate de Beethoven étaient jouées, la chouette s'envola précipitamment de son perchoir de fortune, le pilote fit un signe de la main à la lune, elle lui fit un clin d'oeil. Il appuya sur l'accélérateur, la 2CV le rattrapait. Le coupé sport disparu, happé par le tunnel.
Un nuage assombrit le décor. Un lièvre courait à perdre haleine. Une tortue se hâtait. Sur sa carapace on pouvait lire, écrit en lettres rouges: A SUIVRE.
Nota Bene: le samedi, Lakevio publie sur son blog la reproduction d'une toile, d'un artiste connu ou moins connu. Cette peinture sert de guide pour une création littéraire. Le lundi, Lakevio donne sa version. Dans les commentaires, ceux qui proposent un texte indiquent l'adresse à laquelle leur prose peut être lue. Il est intéressant de lire ces textes, souvent cousins dans la trame mais tous avec leur caractère et leur style. Lakevio, c'est à cette adresse: www.lakevio.canalblog.com