Quoi de neuf dans le village des vacances de mon enfance ?
Les pissenlits sèment à tout vent dans le jardin de Lignières
Seong-Jin Cho Concerto pour piano n° 21 de Mozart (Suntory Hall Tokyo. 19.06.2013)
En écoutant l'andante de ce concerto le portrait de Lucile me vient automatiquement à l'esprit. J'aime ce texte de François-René extrait des Mémoires d'outre-tombe.
"Lucile était grande et d’une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs ; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d’elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant.
Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c’était de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j’avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années ; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu’elle cherchait, une chimère qu’elle s’était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l’ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée ; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors ; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J’essayais alors de la consoler, et, l’instant d’après, je m’abîmais dans des désespoirs inexplicables.
Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quelque lecture pieuse : son oratoire de prédilection était l’embranchement des deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style s’élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère, toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Église, priant à ces stations appelées laures.
De la concentration de l’âme naissaient chez ma sœur des effets d’esprit extraordinaires : endormie, elle avait des songes prophétiques ; éveillée, elle semblait lire dans l’avenir. Sur un palier de l’escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence ; Lucile, dans ses insomnies, allait s’asseoir sur une marche, en face de cette pendule : elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit : « Je viens de voir entrer la mort. » Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue ; dans les bruyères armoricaines, elle n’était qu’une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur."