Aquarelle de Jasmine Huang
Nota Bene: le samedi, Lakevio publie sur son blog la reproduction d'une toile, d'un artiste connu ou moins connu. Cette peinture sert de guide pour une création littéraire. Le lundi, Lakevio donne sa version. Dans les commentaires, ceux qui proposent un texte indiquent l'adresse à laquelle leur prose peut être lue. Il est intéressant de lire ces textes, souvent cousins dans la trame mais tous avec leur caractère et leur style. Lakevio, c'est à cette adresse: www.lakevio.canalblog.com
À tante May (18.. - 1965)
Dans la campagne, le temps semblait suspendu. Le brouillard s'était retiré du côté des anciens marais. Les Alpes barraient l'horizon. Le soleil rasant, ombrait l'impressionnante barre rocheuse dentelée; le décor ressemblait à une toile de Hodler.
L'envol d'un avion à destination de Münich troubla le silence. Des chiens aboyèrent avec rage, des corneilles répliquèrent, un cheval éleva de la voix et le bêlement d'un mouton mis fin à ce vacarme.
Les arbres nus attendaient la neige. Les flocons, qui ne devraient pas tarder, marqueront l'entrée dans l'hiver et précipiteront "la fin des temps" dans l'oubli.
Sur le chemin gelé, qui serpentait entre les parcelles labourées, une silhouette se déplaçait avec rapidité. Une grande dame, vêtue d'un manteau gris pastel, perdue dans ses pensées, regagnait la ville. Une écharpe bleu royal, nouée autour de son cou, rappelait le ciel d'été, du Bel Été disparut. Les battements d'ailes d'un papillon, qui s'accrochait au ruban de son chapeau, régissaient le monde. Elle aimait cette courte période entre la fin de la chute des feuilles et les premières neiges. Dans les pays germaniques, on l'appelle "la fin des temps". Chaque année, elle songeait de peindre un tableau de ce décor mort et silencieux. Chaque année, elle s'était lancée dans d'autres projets.
Dans la cité, envahie par la nuit, une brume s'était formée. Les lumières de Noël faisaient des halos dorés dans les rues. Aux carrefours, l'armée du Salut avait dressé des marmites pour recevoir l'obole des passants. La grande dame tourna la clef dans la serrure d'une imposante porte en bois massif. Un chat jaune se frotta dans ses jambes en miaulant. Elle le caressa au creux du cou puis l'éloigna de l'entrée.
Elle entra dans une grande pièce. Elle avait transformé une resserre, contiguë à sa maison, en atelier de peinture.
Par la grande fenêtre, les arbres du parc, perdus dans la brume, ressemblaient, avec quelques feuilles suspendues aux branches, à des pantins dégingandés. Quelqu'un dans l'ombre manipulait les ficelles. Les feuilles, jaunies et à l'agonie, tremblotaient.
La grande dame avait dressé sur la table, devant la fenêtre, un arrangement qui ressemblait à une nature morte. Des roses, disposées dans un vase de grès blanc, côtoyaient des bouteilles d'eau de vie, un panier remplit de pain aux noix. Des oranges de la Chine attendaient sur une coupelle. Des bols étaient garnis de confiture aux groseilles à maquereau et aux cerises. Sur un réchaud, l'eau chantait pour le thé.
Sur l'électrophone un microsillon tournait à 33 tours 1/2 par minute. Un saphir puisait dans les sillons une musique composée par Camille Saint Saëns. On reconnaissait le prélude de l'Oratorio de Noël.
La grande dame, encore vêtue de son manteau se tenait devant un chevalet. Elle peignait les nuits d'Orient. Ces nuits d'encre parsemées de millions de points lumineux. Une étoile filait, la brise marine agitait les palmes des dattiers, trois chameaux avançaient avec élégance, ils guidaient trois rois vers une destination mystérieuse...
La cloche tinta. Les invités arrivaient pour "les quatre heures". Elle regarda le tableau, satisfaite, elle le retourna. Elle déposa le papillon qui logeait sur le ruban de son chapeau sur la corolle d'une rose, prépara le thé et alla ouvrir. Margaret et Irwin entrèrent. Dans la rue passa un chenapan qui cria, "bonjour madame". Il tira la langue et détala en chantant à tue tête, " De bon matin, j'ai rencontré le train de trois grands rois qui partaient en voyage. De bon matin..." Les pneus d'une Buick Riviera, noire, modèle 1971, crissèrent, le bêlement d'un mouton mis fin à ce vacarme.
La porte de l'atelier se referma. Les premiers flocons dansaient dans la brise marine. L'hiver...