C’est lundi, c’est raviolis
Vite, vite, ouvrons une boîte en fer blanc contenant des souvenirs amassés depuis des années
Mangeons des raviolis à la fourchette à même la boîte en rêvant à un vol d’étourneaux piquant sur un vignoble où la maturité des raisins est exquise
Des nuages passent parfois dans un ciel qui cherche l’équilibre entre la canicule et un peu de pluie pour les plantes en pots
Des pots multicolores qui s’égayent sur une terrasse en béton armé
Quoi de neuf ?
J’ai marché jusqu’au lieu dit Les Broues pour contempler Le Chasseral
J’ai lutté dans le jardin avec les liserons qui s’emparent du paysage
Je me suis gavé de raisinets (groseilles rouges) avant que les pies, qui à grands cris réglaient un différend avec un chat errant, ne fassent une razzia sur les fruits rouges
J’ai respiré le farfum d’une rose
Sur le coup de 18h20, une envie soudaine, une marotte nouvelle, une inspiration de dernière minutes, j’ai rassemblé des abricots, trouvés dans le réduit, dans une grande marmite, j’ai saupoudré de sucre, j’ai ajouté le jus d’un citron ainsi que quelques amandes extraites de quatre noyaux d’abricots
Cuisson
Mise en pot, quatre pots
On ferme les pots avant que la confiture ne refroidisse, l’opercule est un papier spécial, transparent, que l’on passe sous l’eau avant de le fixer avec un élastique sur le pot
L’opercule toute fripée lentement se tend sous l’effet des confitures bouillantes, peu à peu devient lisse comme un lac sans tempête
Pendant ce temps de lissage, le papier spécial confiture émet des craquements, des craquements irréguliers et inquiétants, des craquements qui donnent l’illusion que la musique diffusée par Swiss Classic sort d’un disque 78 tours ou d’un vinyle écouté en boucle pendant l’adolescence, l’aiguille ayant usé les sillons jusqu’à la lie
Quand les pots sont froids, on colle une petite étiquette manuscrite sur l’opercule absolument lisse et plate comme une planche à repasser, «Confiture d’abricot 7 août 2023»
Ensuite on se gave d’une omelette de quatre œufs garnie d’une tomate fraîche et de morceaux de fromage Appenzeller au lait cru en rêvant que le vin qui accompagne ce repas frugal est un «Romanée Conti Grand Cru» et pas un jus de ravioli
Et puis je ne me lasse jamais de ce texte :
L'odeur des confitures
Le jour que nous reçûmes la visite de l’économiste, nous faisions justement nos confitures
de cassis, de groseille et de framboise.
L’économiste, aussitôt, commença de m’expliquer avec toutes sortes de mots, de chiffres et de formules, que nous avions le plus grand tort de faire nos confitures nous-mêmes, que c’était une coutume du moyen âge, que, vu le prix du sucre, du feu, des pots et surtout de notre temps, nous avions tout avantage à manger les bonnes conserves qui nous viennent des usines, que la question semblait tranchée, que, bientôt, personne au monde ne commettrait plus jamais pareille faute économique.
Attendez, monsieur! m’écriai-je. Le marchand me vendra-t-il ce que je tiens pour le meilleur et le principal?
Quoi donc? Fit l’économiste.
Mais l’odeur, monsieur, l’odeur! Respirez : la maison toute entière est embaumée. Comme le monde serait triste sans l’odeur des confitures!
L’économiste, à ces mots, ouvrit des yeux d’herbivore. Je commençais de m’enflammer.
Ici, monsieur, lui dis-je, nous faisons nos confitures uniquement pour le parfum. Le reste n’a pas d’importance. Quand les confitures sont faites, eh bien! Monsieur, nous les jetons.
J’ai dit cela dans un grand mouvement lyrique et pour éblouir le savant. Ce n’est pas tout à fait vrai. Nous mangeons nos confitures, en souvenir de leur parfum ».
GEORGES DUHAMEL, Fables de mon Jardin