Perdus dans l'espace
Nota bene: le vendredi, Lakevio publie sur son blog la reproduction d'une toile, d'un artiste connu ou moins connu. Cette peinture sert de guide pour une création littéraire. Le lundi, Lakevio donne sa version. Dans les commentaires, ceux qui proposent un texte indiquent l'adresse à laquelle leur prose peut être lue. Il est intéressant de lire ces textes, souvent cousins dans la trame mais tous avec leur caractère et leur style. Lakevio, c'est à cette adresse: (ICI)
Francis Coates-Jones
Jeu des Papous N°2
A partir du tableau proposé, écrire un texte en prose ou un poème en plaçant judicieusement les huit mots de la liste suivante que vous mettrez en gras dans votre texte.
dictionnaire
pianiste
hortensia
bouée
affreux
mordant
pénible
éclairer
Il n'est pas permis de changer l'orthographe des mots. Impossible donc de les accorder ou de conjuguer les verbes. je vous conseille de copier-coller la liste avant la composition de votre texte.
La tour
À gauche de l'entrée, un fleuriste occupe un espace rectangulaire avec une grande vitrine donnant sur le canal. On peut y voir une fillette de cinq ans qui confectionne des bouquets. Assise sur un tabouret, du matin au soir, elle assortit des fleurs par tailles, couleurs ou cultivars. À droite de l'entrée, la loge du concierge occupe un même espace rectangulaire que le vendeur de fleurs. À longueur de journée, il écluse des cafés. Parfois, armé d'un balai, il tente de déloger une araignée. Si on lève les yeux, en se plantant en retrait de l'entrée, près du canal, on ne voit pas le sommet de la tour, perdu dans les brumes matinales. "Une vraie Tour de Babel" a coutume de dire le concierge aux nouveaux arrivants.
Chaque soir, des milliers de bougies, réparties sur la façade nord, sont allumées pour ÉCLAIRER le voisinage. C'est la femme du concierge qui effectue ce travail PÉNIBLE. Elle s'y met à partir de midi.
Chaque soir, armé d'une paire de jumelles, le propriétaire de la "Donald Tower", scrute chaque centimètre carré de l'édifice. La moindre bougie manquante fait l'objet d'une déduction sur le salaire du concierge.
En passant dans les coursives, on peut entendre au sixième étage, en collant une oreille indiscrète contre la porte de l'appartement no 25bis, une PIANISTE massacrant un pianoforte. Distraite, elle a posé sur le lutrin de son accompagnatrice, la célèbre violoniste Anne Sophie, un DICTIONNAIRE ouvert à la page pizzicato.
A chaque étage une BOUÉE est suspendue à un croc de boucher. En cas de naufrage financier de l'édifice, on peut se jeter à l'eau.
Allo? Allo Ween? Ici Trouille!
Le téléphone sonne dans la boutique du fleuriste, tirant la fillette, qui prépare des bouquets du matin au soir, hors de ses pensées philosopolitiques. Elle tourne et retourne, dans sa tête de linotte, une question que bien des enfants de son âge se posent: faut-il célébrer le cinquantenaire de mai 1968? La fillette, indécise au sujet de mai 68, décroche le combiné. C'est la vieille du 155e étage qui crie dans l'appareil. Il faut lui livrer dare-dare 12 baccaras. La conversation est difficile. La vieille est sourde et son téléviseur est à fond. On entend des brides d'AFFREUX, sales et méchants, le film de Scola qui a remporté le Prix de la mise en scène lors de la 29e édition du festival de Cannes.
Dans cette tour dont le sommet se perd dans les brumes d'automne, le cimetière occupe le 172e et le 173e étages. Un HORTENSIA bleu en indique l'entrée. On peut louer une concession pour 10, 20, 50 ou 100 ans. Les tarifs sont sur demande. La mort, ça n'a pas de prix.
Le concierge, entre deux cafés, balaie dans les étages. Il ramasse un rectangle de papier. Ce rectangle évoque le fleuriste, installé 300 m plus bas. Une fillette de cinq ans y est injustement exploitée. Du matin au soir elle prépare des bouquets pour un revenu dérisoire. Elle n'est ni chinoise ni hindoue. Sur le rectangle de papier le mot MORDANT est écrit à la mine de plomb. Le concierge tourne et retourne ce petit papier. Il hausse les épaules et jette dans le dévaloir ce bout de billet. Imaginez l'effet sonore lorsque l'ivrogne du 201e étage se défait de ses cadavres, résultat d'une semaine de soulographie, jetés un à un dans un tube de plus de 300 m de haut, à minuit et une minute un 31 octobre. Les locataires frissonnent. Une pétition circule depuis 10 ans pour la fermeture du dévaloir. Elle est actuellement bloquée au 75e étage chez un analphabète.
Le 32 octobre au matin, les chenapans du quartier, aidés de quelques chats ont branché la tour à leur compteur à rebours. Ils écoutent, dans leur cabane, du jazz sur un petit poste à galène. Ils captent Heure-Bleue FM, une radio pirate qui émet depuis la Butte.
5,4,3,2,1, go... Un tremblement ressenti à quinze kilomètres à la ronde réveille tout le monde. La Tour de Babel, comme la nomme le concierge, décolle. Dix fois plus grosse qu'une Saturne V, ces fusées qui emmenaient, au siècle passé, des humains et une jeep sur la Lune, la tour, en décollant, provoque un tsunami sur le canal. "Encore un coup des chenapans", grommelle l'éclusier!
La tour devient invisible pour l'oeil nu. L'immense flamme sortant de la tuyère a brûlé deux hectares de forêt. Des Canadairs tentent de circonscrire cet incendie. Le silence s'est installé. On entend la pie voleuse. Soudain dans la cabane des gamins, un haut parleur grésille et on entend la voix calme de Jack: "Houston, we have a problem".