Un été au pied des Alpes - Un soir, t’en souvient-il ?
168e devoir du Goût de Lakevio
Consigne
Cette toile de Fernando Saenz-Pedrosa, dont on a déjà vu une toile dans un autre devoir où il était question de quai de gare et d’attente, semble bien triste.
Pour quelle raison cette femme semble-t-elle si triste ?
Racontez une histoire est soyez sûres et sûr qu’elle sera lue lundi.
Ce serait bien si votre histoire commençait par « Il m’arrivait aussi de me demander si je ne m’inventais pas habilement une excuse en prétendant que j’avais déjà cessé de l’aimer. »
Et qu’elle finît par « On méconnaît terriblement la durée de l’éphémère. »
Vous êtes tranquilles maintenant, le bac c’est fini !
Oh les beaux jours
« Il m’arrivait aussi de me demander si je ne m’inventais pas habilement une excuse en prétendant que j’avais déjà cessé de l’aimer. » Était-ce l’incipit d’un roman que les gares ne proposent plus faute de kiosques, l’état d’esprit d’une esseulée à la pensée brouillonne, elle larguait ou était larguée par Ben, la consigne d’un atelier d’écriture ou le premier plan d’une histoire cinématographique présentée au 22e Festival international du film fantastique de Neuchâtel avec John McTiernan parmi les membres du jury ?
L’express de 15h04 battait une campagne écrasée de chaleur, au loin, un troupeau de vaches réfugié à l’ombre d’une allée de peupliers d’Italie ruminait les rares herbes échappées de la sécheresse. Plus tard, la voie ferrée passera au large d’un alignement de piscines, plus-values de maisons cossues. L’eau fraîche déversée dans ces cuves de béton nargue trois carpes qui étouffent dans une flaque d’eau, le ruisseau est à sec. Les pluies sporadiques qui accompagnent de violents orages ne ruissellent qu’un bref moment, le mal est plus profond, sous terre, à mille lieues de l’agitation urbaine et des dingueries postées par des jeunes, en mal de célébrité, sur des réseaux sociaux chiffrés de bout en bout, le drame sourd dans les entrailles de la terre, sous le regard impuissant des stalactites, les nappes phréatiques agonisent.
Fenêtres inamovibles, climatisation défaillante, les passagers de l’express de 15h04 transpirent, la sueur forme de petites mares à leur pied que des chiens écrasés de chaleur lapent. Indifférent à ce climat saharien, un jeune gars à l’élégance italienne, partageant son coin avec trois autres voyageurs, épaule appuyée contre la fenêtre, lit « Le soleil sur Aubiac », un essai de Georges Borgeaud, dans la réédition de 2012 des Éditions Zoé. Le train surpeuplé, les wagons surchauffés ne le préoccupent guère, son esprit vagabonde du côté de Saint-Cirq-la-Popie.
Éloignons-nous.
Les clapotis sur les galets d’une plage lacustre se mêlent aux cloches d’une église lointaine, l’angélus du soir.
Un muret, un carré d’herbe jaunie séparent la plage de la rue. L’hiver, quand le lac lutte avec les violentes bourrasques d’un vent glacial, ses écumes s’égarent parfois sur la chaussée, léchant la gare, imposant bâtiment en granit imitant les cathédrales. Le muret s’interrompt l’espace d’un passage, un lampadaire juché sur une imposante colonnade en marque l’emplacement. Une serviette de bain déborde d’un panier, un panier tressé, souple, avec des anses démesurées qui permettent de le transporter sur l’épaule. Panier oublié près du lampadaire par des baigneurs impatients de partir en goguette. C’est là qu’elle avait choisi de s’asseoir.
Un gars sur une bicyclette en passant près d’elle lança un « Belle demoiselle ». Il avait d’un coup d’œil enregistré les détails de la silhouette, la chevelure dorée par le soleil couchant, le débardeur rouge, les jambes croisées, brunies par l’été, sous une longue jupe presque transparente, un ruban étroit, couleur d’automne, partant à l’assaut de la taille en colimaçonnant, imprimé sur le tissu blanc, les chaussures ouvertes et légères, une main à l’abandon dans le vide et l’autre triturant un morceau de papier.
Pensive, elle ne remarqua pas le cycliste qui passait bruyamment, un poste à galène ligoté sur le porte-bagages diffusait une musique à plein volume, un jazz acide, « Virtual Insanity » du groupe de musique britannique Jamiroquai.
Elle pensait que marionnettiste, elle manipulait ses amants, qu’avec dextérité sans emmêler les fils elle s’en approchait ou au contraire s’en éloignait. Elle soupira et si c’était eux, Ben, Vincent, François, Paul et les autres qui se jouait d’elle. Un voile de tristesse, ou l’ombre d’une mouette rasant la plage, assombri son visage, rapidement dissipé par un sourire radieux. Elle relu le télégramme qu’elle froissait et défroissait depuis midi. Jef arrive avec l’express de 15h04.
Une dame très âgée, cheveux blancs dorés par le soleil couchant, pull rouge en coton, jupe longue, blanche, avec un étroit ruban couleur hiver qui colimaçonne jusqu’à la taille, arrêta son déambulateur à la hauteur de la jeune femme mélancolique. En la regardant droit dans les yeux, elle murmura :
« On méconnaît terriblement la durée de l’éphémère. »